La grotte du Mas d’Azil portait le nom de « Las Encantadas », ce qui signifie : « Les Enchantées ».
« Selon la tradition, en effet, notre grotte aurait été un sanctuaire druidique ou un cloître sauvage de Vierges fatidiques. Ces Vierges, appelées « Las Encantadas », chantaient toujours dans leur grotte toute de cristal, et enseignaient aux mortels les arts sacrés.
Elles n’étaient soumises à aucune des lois pesant sur notre triste espèce ; elles ne se nourrissaient que de chants divins, et ne buvaient qu’un immatériel nectar.
Une de ces vierges viola-t-elle les règlements en lettres d’or incrustés sur un bloc de cristal ? Quelque sacrilège profana-t-il leur sanctuaire ? On ne sait ; mais soudain ces prétresses disparurent à jamais ; le cristal s’obscurcit et se changea en rocher.
Il n’est pas bon de rôder autour de la grotte, étant en état de péché mortel, après l’Angelus du soir sonné.
Car, avant que le gouvernement y eût fait construire la route qui côtoie la rivière, elle était le rendez-vous des Mauvais Esprits, des Fantômes et des Peurs. Au-dessus, se tenait le sabbat des sorcières, et le samedi, l’on entendait leur méchant rire d’enfer, mêlé à l’entrechoquement des manches de balai résonnant tous à la fois sur les chaudrons de cuivre. Si vous aviez la bonne chance d’échapper à la ronde des sorcières, à la rencontre pire des Mauvais Esprits, des Fantômes et des Peurs, vous ne pouviez éviter de tomber dans les griffes des Sirènes.
Les Sirènes, avec leurs cheveux longs et fins comme de la soie, qu’elles peignaient avec des peignes d’or, ressemblaient, de la tête à la ceinture, à de belles jeunes filles de dix-huit ans, mais le reste du corps était pareil au ventre et à la queue des poissons.
Condamnées à vivre sous l’eau pendant le jour, elles se cachaient au fond des rochers de la grotte ; mais, la nuit, elles remontaient par troupeaux jusqu’au lac que forme la rivière au milieu de la prairie, et elles folâtraient en nageant, au clair de la lune, jusqu’au premier coup de l’Angelus du matin. Les Sirènes avaient surtout la friandise de la chair des amoureux, de ceux dont les bouches s’étaient unies en un long baiser, avant que monsieur le curé eût fait descendre la bénédiction du ciel sur leur tête.
Très souvent on entend le rire d’enfer des sorcières et le chant des Sirènes, si doux, si doux, qu’il attirait à elles tous les amoureux, lorsque, après l’Angelus du soir sonné, ils se hasardaient aux alentours de la prairie. Par la vertu de cette chanson, ils étaient forcés de se rapprocher de l’eau de plus en plus, d’y plonger leurs corps. Alors les Sirènes sautaient sur eux, leur suçaient la cervelle et le sang, leur mangeaient le foie, le cœur et les tripes, et les pauvres amoureux devenaient autant de sirènes, jusqu’au jugement dernier. Que d’amoureux ont disparu ainsi dans la griffe des sirènes !
La plus célèbre est l’histoire des amours de Rose-la-Fileuse et de Bertrand-le-Roux.
La petite croix, sur le tertre, a été élevée en leur souvenir, et, pendant longtemps, elle est restée un lieu de pèlerinage, le jour de la Saint-Jean, pour les jeunes filles et les jeunes gens.
« Depuis plus de deux ans, Rose-la-Fileuse et Bertrand-le-Roux s’aimaient tendrement, mais en toute l’innocence de leur chasteté, aussi purs l’un et l’autre que la marguerite de la prairie. Rose était belle comme le jour, avec ses cheveux longs et fins comme de la soie, pareils à ceux des sirènes ; Bertrand, dont le visage et le cou, roux comme une galette dorée de maïs retirée au feu du four, reposaient sur une poitrine large, aussi blanche que la toison d’un agneau qui vient de naître, fort comme un bœuf de Gascogne. Rose et Bertrand, étant trop jeunes, n’avaient pu encore se marier ; mais leurs épousailles étaient fixées à la moisson prochaine, après la Saint-Jean. En attendant, ils vivaient ensemble presque constamment, s’aimant, avec de longs soupirs, en toute pureté de leur cœur.
Un soir, comme il faisait très chaud, Rose, se trouvant dans la prairie, eût l’idée de rafraîchir son corps dans l’eau de la rivière. Elle se déshabilla à la hâte, regardant de tous côtés si personne ne la pouvait surprendre. Dès qu’elle fut nue, ses bras, sa gorge, ses jambes, blancs comme un lis du matin, frissonnèrent de peur, à la vue des sirènes qui peignaient, avec des peignes d’or, leurs cheveux longs et fins comme de la soie. Elles nageaient et folâtraient au clair de lune. Rose entendait leurs cris et leurs rires. Elles l’aperçurent et crièrent : « Une jeune fille ! Une belle jeune fille ! » Et se tournant toutes vers elle : « Rose-la-Frileuse, ma belle, viens, viens nager avec nous. » « Mère de Dieu ! je suis tombée sur un troupeau de sirènes. » « Rose-la-Fileuse, ma belle, viens, viens nager avec nous » « Alors, les sirènes commencèrent une chanson, si belle, si belle, que vous n’avez jamais entendu ni entendrez la pareille. En vain, Rose essaya de fuir. Par la vertu de cette chanson, elle était forcée de se rapprocher de l’eau de plus en plus, et bientôt elle y plongea, criant d’une voix si forte : « Mère de Dieu ! je suis tombée sur un troupeau de sirènes », que Bertrand l’entendit.
Aussi vite qu’un levrier, il descendit du haut de la colline ; arrivé au bord de la prairie, il vit le troupeau des sirènes peignant, avec des peignes d’or leurs cheveux longs et fins comme de la soie. Elles nageaient et folâtraient au clair de la lune, enlaçant le corps blanc comme un lys du matin de Rose-la-Pileuse. Bertrand, qui entendait leurs cris et leurs rires, n’eut pas besoin, pour plonger dans eau, qu’elles l’invitassent à venir nager avec elles, tant il était impatient de retirer de leurs griffes le corps de sa bien-aimée.
Les sirènes pensaient avoir affaire à des amoureux coupables ; mais Rose-la-Pileuse et Bertrand-le-Roux étaient purs comme l’innocente marguerite le la prairie. C’est pourquoi les sirènes ne pouvaient sucer leur cervelle et leur sang, et faire de leurs corps deux sirènes, jusqu’au jugement dernier. Elles avaient seulement le pouvoir de les retenir prisonniers pendant neuf mois et neuf jours, jusqu’au soir de la Saint- Jean.
Neuf mois et une semaine au milieu des sirènes, cachés sous l’eau pendant le jour, la nuit folâtrant et nageant avec elles, au clair de la lune, jusqu’au premier coup de l’Angelus du matin, vécurent nus, à côté l’un de l’autre, Rose et Bertrand, la chair brûlée de désirs, mais n’osant presque pas se regarder de peur de succomber au péché.
Cependant, le matin du neuvième jour venu, les sirènes, voyant qu’elles ne pouvaient triompher de la pureté des deux amoureux, leur donnèrent la liberté. Tout de suite, après avoir revêtu leurs habits, Rose-la-Fileuse et Bertrand-le-Roux, sans se dire une seule parole et sans se toucher même du bout des doigts, coururent à l’église.
« Monsieur le curé, mariez-nous, mariez- nous vite ; sinon les sirènes nous mangeront ».
« Mes enfants, je vous marierai demain, et ainsi les sirènes ne pourront vous manger ». Mais, la nuit, les derniers feux de la Saint-Jean éteints, Rose et Bertrand se rencontrèrent, seuls, sur le sommet du côteau, là où s’élève la petite croix noire. De longs soupirs d’amour, avec un frémissement d’ailes, échappés au ciel et à la terre, couraient autour d’eux. Alors, fous de désirs, les Mauvais Esprits rôdeurs leur ayant sans doute fait perdre subitement la mémoire de tout, oubliant à la fois M. le curé et les sirènes, ils se jetèrent, avec une grande étreinte, dans les bras l’un de l’autre, lèvres contre lèvres, aspirant dans un long baiser la saveur de leurs bouches.
Mais, aussitôt, monta jusqu’à eux le chant des sirènes, et ils furent forcés de se rapprocher de l’eau de plus en plus et d’y plonger. Nageant et folâtrant, au clair de la lune, les sirènes sautèrent sur eux, leur sucèrent le sang et la cervelle, et leur mangèrent le coeur, le foie et les tripes.
Ainsi périrent Rose-la-Fileuse et Bertrand-le-Roux, le soir de la Saint-Jean, pour s’être donné sur la bouche un long baiser, un seul baiser d’amour. »